DE GAULLE ET MIHAÏLOVIC


Le chef de la France libre ne permit l’établissement de communications directes par radio entre le gouvernement yougoslave et le haut-commandement du général Mihaïlovic - que les Britanniques s’obstinaient à interdire - qu'à la condition que tout se fasse dans la discrétion. À cette occasion, le général Mihaïlovic écrivit "un télégramme beau et touchant" en langue française au général de Gaulle.


Par Miloslav SAMARDJIC



Traduction du serbe par Geoffroy LORIN de la GRANDMAISON et adaptation de l’article publié dans la revue «Liberty» de la «Serbian National Defense»  de Chicago (USA) le 25 août 2016.


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Le général Charles de Gaulle et le général Draja Mihaïlovic

Les Serbes entrèrent dans la Seconde Guerre mondiale sans leurs alliés traditionnels : les Russes, les Français et les Italiens. L'État russe avait été rayé de la carte du monde par les bolcheviks, lesquels ont installé l'Union soviétique à sa place. Comme dans les Russes, les Soviétiques voyaient dans les Serbes des ennemis, et ils firent des plans dès les années 1920 pour morceler les territoires serbes, en apportant leur soutien aux Croates et aux minorités nationales, comme les Albanais et les Bulgares. La conférence de Versailles fit des Italiens les ennemis des Serbes avec lesquels ils étaient jusque là amis. À cette occasion en effet, les territoires qui avaient été promis à l'Italie par le Pacte de Londres de 1915 avaient été finalement attribués à l'État yougoslave nouvellement créé. Enfin, les Français étaient sous occupation depuis 1940.


Cependant, au fur et à mesure que la guerre se déroulait, les Français aussi bien que les Serbes renforçaient leurs positions, autant qu'ils le pouvaient. Le général Charles de Gaulle avait proclamé la France libre à Londres, devenant son chef, tandis que dans les montagnes du Royaume de Yougoslavie, le général Draja Mihaïlovic avait reconstitué l'armée yougoslave - les Tchetniks.


Les deux généraux n’avaient bénéficié de la sympathie des Britanniques que dans la première phase de la guerre. C’est la raison pour laquelle le Gaulle avait déplacé en 1943 son quartier général en Algérie qui faisait alors partie de la France, c'est-à-dire qui représentait le territoire français libre. Pour des raisons similaires, le gouvernement yougoslave avait quitté Londres également, pour s’établir au Caire. De là, il envoya immédiatement son délégué en Algérie, dans un souci de nouer des liens avec le gouvernement de la France libre. Ce délégué était Yovan Dionovic, qui le 4 avril 1944 remet ses lettres de créance à Massigli, ministre des Affaires étrangères du général de Gaulle. Comme Massigli s’en était allé rapidement ensuite, Dionovic avait poursuivi les pourparlers avec son adjoint, le général Catroux, qu'il connaissait depuis le Caire. Il lui fit part de deux choses : premièrement, qu'il voulait être reçu par le général de Gaulle en urgence, et deuxièmement, qu'il prie les Français de rendre possible une liaison radio directe du gouvernement yougoslave avec le général Mihaïlovic.


La question de la communication entre le gouvernement yougoslave et le général Mihaïlovic était l'une des plus douloureuses depuis le début de la guerre, car les Britanniques ne l’avaient pas autorisée. Au début, toutes les communications passaient par eux, mais on se rendit vite compte aussi bien sur la Ravna Gora qu'à Londres que les Britanniques ne remettaient pas toutes les dépêches de Mihaïlovic au gouvernement yougoslave, et même celles qu'ils avaient transmises – l’étaient en retard. Les protestations du Premier ministre Slobodan Yovanovic et de nos officiers, en particulier le lieutenant-colonel Jivane Knéjevic, le chef du cabinet militaire du gouvernement, n'avaient pas porté leurs fruits. C'est pourquoi il a été décidé d’agir pour établir une communication directe dans le dos des Britanniques.


La première station radio clandestine commença à émettre au Caire en août 1942, sous le commandement du colonel Miodrag Rakic. Elle fonctionna jusqu'en septembre 1943, mais pas de façon régulière, de peur qu’elle ne soit découverte par les services d’écoute du renseignement britannique.

La deuxième liaison fut établie par Mihaïlovic lui-même, le 26 août 1943, avec la base navale américaine de Baltimore. C’est par cette station que seront envoyées les dépêches pour le gouvernement yougoslave et pour le Bureau des Services Stratégiques (l'OSS) du général Donovan, mais aussi pour les médias américains.


Une troisième liaison radio fut établie à partir d'une base à Istanbul. Elle fonctionna du 10 décembre 1943 au 10 mai 1945.


Ainsi, lorsque le gouvernement yougoslave se retrouva au Caire, les stations radio en liaison avec le général Mihaïlovic se trouvaient à Baltimore et à Istanbul, dont l'Algérie était beaucoup plus proche. De Gaulle reçut rapidement Dionovic, lui disant aussitôt qu'il allait fournir de l’aide, à une seule condition: une stricte discrétion. Cette condition fut remplie. On fit venir du Caire les officiers les plus sûrs et la communication radio avec la Ravna Gora fut établie fin mai 1944. Dans l'une des premières dépêches, Dionovic écrivait à Mihaïlovic: "Les Français ont sincèrement de la sympathie pour nous, mais leur position ne leur permet pas d'exprimer publiquement ce qu'ils pensent. La seule chose que de Gaulle ait dite aux Alliés, c'est que la France ne reconnaîtra aucun accord sur l'Europe qu'ils n'auraient pas eux-mêmes approuvés".


En réponse, le général Mihaïlovic avait écrit en langue française "un télégramme beau et touchant" au général de Gaulle. Malheureusement, dans son livre "Mes liens avec Draja Mihaïlovic", Dionovic ne publie pas le contenu de ce télégramme, et ce dernier n'a pas encore été retrouvé dans les archives françaises. Toutefois, Dionovic y publie une sélection de dépêches échangées avec le général Mihaïlovic depuis le quartier général français à Alger, dont les plus importantes sont peut-être celles relatives à la formation du soi-disant gouvernement Choubachitch. En l’occurrence, le ministre yougoslave Miha Krek, président du Parti populaire slovène qui avait le plus de sympathisants en Slovénie, fut informé de l’existence de la station de radio clandestine. Il s’est ainsi joint aux échanges avec le général Mihaïlovic, et par son intermédiaire avec les cadres de son parti en Slovénie. Le gouvernement Choubachitch y était qualifié de "Oustacho-communiste" et contre lui émergea une sorte de coalition serbo-slovène.



Cependant, ce qui n'a pas été publié dans le livre de Dionovic l’a été en Amérique dans le volume numéro 43 de décembre 1979 de la Gazette de la Société historique et culturelle serbe "Niégoche". Sous le titre "Un document historique important", y est transposé dans son intégralité le rapport que Dionovic avait remis au président du gouvernement yougoslave de l'époque, le Dr Bojidar Pouritch, sur sa rencontre avec le général de Gaulle. Ce rapport, rédigé le 27 avril 1944, Dionovic commence par noter qu'il s'est entretenu ouvertement avec le général de Gaulle, compte tenu de la "vieille amitié avec les Français". Dionovic avait interrogé le général de Gaulle sur ce qu’était la position politique de la France à l’égard des Balkans et de l’Europe centrale, faisant remarquer: "Nous savons quelle est la position de la France aujourd'hui. Mais nous savons aussi que la France, au lendemain même de sa libération, jouera le rôle qui lui revient, en tant que grande puissance continentale et héritière de traditions glorieuses".


De Gaulle répondit que les liens et les amitiés françaises restaient ce qu'ils étaient et qu'il comptait sur les liens et l'amitié avec la Yougoslavie, "et en particulier avec les Serbes". La politique de la France consiste à ce que les pays des Balkans n'entrent dans aucune combinaison non balkanique, mais qu'ils restent libres et indépendants.


Après cette remarque, le général de Gaulle demanda à Dionovic comment lui-même envisageait la solution aux problèmes des Balkans et de l'Europe centrale. Dionovic répondit la même chose que de Gaulle, exprimant la crainte d'une invasion soviétique et de la bolchevisation des Balkans. Il souligna l'importance de la protection des peuples des Balkans, présentement de la propagande bolchevique, mais à l'avenir aussi des solutions forcées. "De notre côté, tout ce qu’il était possible de faire dans ce sens a été fait. Le général Mihaïlovic, avec ses combattants, se bat pour la liberté et la démocratie et, en même temps, entretient le contact avec les peuples des Balkans", déclara Dionovic. La confédération balkanique, adossée à la France, "serait une garantie sérieuse pour la paix et la sécurité futures de l'Europe", a-t’il conclu.


Après un échange de vues sur la possibilité d'attirer la Bulgarie, de Gaulle déclara:

"La création de blocs régionaux est une idée française ancienne. Nous sommes prêts à vous soutenir chaque fois que nous le pourrons, surtout si vous réussissez à réaliser ce que vous souhaitez. Nous comptons toujours sur les Serbes. Et c’est précisément du fait de combinaisons de ce genre, que nous avons dit sans équivoque à nos alliés que nous ne reconnaissons aucun fait accompli en Europe, qui serait créée sans un accord avec la France. En particulier dans les Balkans et en Europe centrale".


Le chef de la France libre demanda ensuite sur quelles nations des Balkans compte-t-on pour la création de cette confédération balkanique. Dionovic répondit qu’il s’agissait des Grecs en premier lieu, qu’on ne pouvait compter sur les Albanais "que s'ils n'ouvraient pas la porte aux Italiens", tandis que pour les Roumains il avait déjà évoqué l’accord de l'Union soviétique. De Gaulle termina cette partie de la conversation en faisant le constat : "Il n'est pas tout à fait certain qu'après tout ce qui s'est passé, vous serez en mesure de le faire avec les Croates."


De Gaulle demanda alors à Dionovic : "Qui est Tito?" Dionovic répondit avec un slogan qui était populaire à l'époque : "Organisation Terroriste Internationale Secrète" (acronyme traduit du serbe TITO: ‘Tajna Internacionalna Teroristicka Organizacija’- NdT), ajoutant: "Autrement, il s'appelle Josip Broz, ouvrier serrurier de profession et croate de nationalité". Il a dit que ses actions sont connues de tous, "sauf, peut-être, de ses protecteurs anglais et des directeurs de la radio de Londres". Après la chute de l'Italie, poursuivit Dionovic, les Anglais ont ordonné au général Badoglio d'armer Tito et ce dernier s’est renforcé, mais seulement temporairement, car les Allemands l’ont rapidement dépossédé de cet armement. "Quoi qu’il en soit, son plus grand soutien lui est fourni par la propagande anglaise, et maintenant aussi par le commandement anglais, qui lui envoie des armes, et autres", dit Dionovic pour conclure.


Il s’en suivit une nouvelle question du général de Gaulle : "Pourquoi les Anglais aident-ils Tito?"


Dionovic répondit que malgré toutes les meilleures volontés du monde, il n'avait pas réussi à le savoir. Il rejeta l'hypothèse selon laquelle les Anglais ne savaient pas que Tito était un bolchevique et qu'il se battait pour une Yougoslavie bolchevique. En outre, dit-il, ils savaient certainement que les communistes se battent principalement contre les forces patriotes du pays, "et qu’ils ne commettent pas moins d’atrocités sur la masse du peuple serbe non communistes, que les Allemands eux-mêmes".


De Gaulle, "interloqué", renouvela sa question : "Alors, pourquoi les Anglais l'aident-ils?"


"C'est ce que j'ai moi aussi demandé à beaucoup de gens, et même à leurs ministres quand j'étais à Londres. Et ils n'ont pas pu ou voulu me l'expliquer", répondit Dionovic, continuant à énoncer des suppositions : la bolchevisation de la Yougoslavie n'est pas dans l'intérêt de l'Angleterre, car elle menacerait la politique impériale de Londres à l'Est; ensuite, soutenir Tito n’est pas non plus dans l’intérêt des efforts de guerre, car ce soutien attise la guerre civile et affaiblit la résistance contre l'occupant. Et pourtant, les combats de Mihaïlovic contre les Allemands, qui avaient été observés par des officiers britanniques et américains, avaient été attribués aux communistes par la radio de Londres. "C'est vraiment difficile à expliquer, même à supposer que les Anglais feraient des concessions aux Soviétiques sur une cause qui leur est actuellement moins importante, dans l’idée de tirer des bénéfices sur une autre", dit Dionovic pour conclure. À cet endroit précis, il a apporté une information intéressante: les Anglais envoyaient des officiers qui parlent le serbe à l’état-major du général Mihaïlovic, tandis qu’ils envoyaient à celui de Tito des officiers qui ne parlent que l'anglais et qui ne pouvaient donc pas y apprendre grand-chose.


De Gaulle dit pour finir: "Il est regrettable que les Anglais ne semblent pas disposer d’une politique élaborée à l'égard des nations européennes, ce qui se voit au fait qu'ils font le suivisme des Américains dans de nombreux cas (il faisait référence au "cas français" – Note de Dionovic). Churchill est davantage un combattant qu'un homme politique."


Puis de Gaulle demanda quelles liaisons avait le gouvernement yougoslave avec le général Mihaïlovic, ajoutant qu'il serait utile que les Français soient informés de tout. Dionovic répondit: "Nous avons des liens de communication avec le pays. Ça je peux vous le dire à vous. Mais en raison de la distance et de la densité du trafic, je peux difficilement les utiliser. Si vous le souhaitez, nous pouvons les avoir également ici. Seulement, je me dois de vous dire que les Anglais ne le veulent absolument pas...".


Après l'accord relatif à la station de radio clandestine, Dionovic interrogea de Gaulle à propos d’une mission dont il avait entendu dire que ce dernier prévoyait de l’envoyer à Tito. De Gaulle répondit qu'ils avaient reçu des informations selon lesquelles quelques centaines de prisonniers de guerre français s'étaient échappés de Hongrie vers le territoire qui était sous le contrôle de Tito. C'est la raison pour laquelle ils voulaient envoyer deux officiers pour les retrouver. Toutefois, les Anglais avaient fait des difficultés pour leur parachutage. "Ensuite, vous nous avez averti que cela serait exploité et nous y avons renoncé. Il semble que ces personnes soient moins nombreuses que ce dont nous avions été initialement informés", dit de Gaulle.


Dionovic a alors demandé si les Français enverraient une mission à l’état-major du général Mihaïlovic, disant que cela aurait "une grande importance et produirait une grande impression sur les Serbes". "Nous pourrions le faire, cependant, auriez-vous un moyen de l’y parachuter?" Dionovic répondit que le gouvernement yougoslave dispose de "quelques avions", mais qu'ils étaient sous commandement américain. Il promit de s'enquérir de la possibilité d'utiliser ces avions pour le parachutage d’une mission militaire française. "Bien. Informez-vous en et faites-le moi ensuite savoir."


Le rapport de Dionovic à Pouritch s’achève là-dessus. Les avions mentionnés sont des B17 "forteresses volantes" que les États-Unis avaient offerts au Royaume de Yougoslavie en octobre 1943. Cependant, après seulement quelques jours, les croix de Takovo qui les ornaient avaient été retirées de ces avions et ils ont été intégrés à la flotte de l'armée de l'air américaine. Les avions, bien qu'ayant des équipages yougoslaves, ne volèrent jamais selon les plans du gouvernement yougoslave et du haut commandement militaire du général Mihaïlovic, de sorte que la mission militaire française ne put être envoyée chez les Tchetniks du général Mihaïlovic.


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